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Avec une mobilisation diplomatique hors du commun, la France fait face au coup d’Etat de Pinochet en ouvrant les portes de son ambassade à près de 800 réfugiés. Dans un pays concerné par son activité militaire dans le Pacifique, s’entremêlent les rouages de sa politique de défense et la défense de ses valeurs les plus profondes. Un journaliste antimilitariste chilien, Eugenio Lira Massi, se retrouve au coeur de cet imbroglio diplomatique.
JEAN-NOËL BOUILLANE DE LACOSTE PHOTO FRÉQUENCE PROTESTANTE |
Santiago du Chili, 13 septembre 1973. Jean-Noël Bouillane de Lacoste, premier conseiller de l’ambassade, garde l’oreille collée au poste de radio. Deux jours plus tôt, les forces armées chiliennes ont bombardé le palais présidentiel de la Moneda. Le Président socialiste Salvador Allende est porté disparu. Les putschistes, soutenus par les États-Unis ont gagné. Commence la traque des dissidents.
En écoutant les communications militaires, Lacoste a noté la liste de 95 personnalités de gauche recherchées. Dans l’après-midi, l’une d’entre elles, Eugenio Lira Massi vient demander la protection de la France. Ce jeune journaliste est connu pour des articles sulfureux publiés dans le quotidien satirique Puro Chile qu’il a fondé peu avant l’élection d’Allende en 1970. Contrairement aux ambassades latino-américaines, la France ne pratique pas l’asile diplomatique. Pour le conseiller français, c’est un cas de conscience qu’il doit rapidement résoudre en l’absence de son ambassadeur. Il décide de passer outre les risques et ouvre les portes de l’ambassade au journaliste en fuite.
Le début d’une opération humanitaire de grande ampleur
De retour au Chili le 22 septembre, l’ambassadeur Pierre de Menthon approuve l’initiative de son conseiller malgré les réserves initiales du Quai d’Orsay. Quelques jours plus tôt, le Président de la République lui a donné un ordre sibyllin : « Faites tout votre possible sur le plan humanitaire ». Bien que George Pompidou refuse de condamner le coup d’État du général Pinochet arguant lors d’une conférence de presse le 27 septembre que « la France reconnaît les États, pas les gouvernement », il offre une liberté d’action à son ambassade pour une action humanitaire de grande ampleur. Cette position est officialisée le lendemain : la France participera à l’accueil des réfugiés.
Rapidement, les demandeurs d’asile affluent. Certains, comme le photographe Guillermo Saavedra viennent par eux-mêmes. D’autres, par l’intermédiaire de réseaux de « passeurs ». Ainsi, l’évêque Fernando Ariztia escorte personnellement plusieurs d’entre eux. Le 18 octobre, c’est l’abbé Pierre qui accompagne deux couples de la communauté Emmaüs de Temuco dont il a obtenu la libération. Pour tous, les mots de l’ambassadrice qui les accueille sont imprescriptibles. « Vous êtes en sécurité maintenant », leur dit-elle.
Au total, l’ambassade de France permettra à 800 personnes d’échapper aux camps et tortures de la dictature chilienne. Face à l’afflux de réfugiés, Françoise et Pierre de Menthon ouvrent les portes de leur résidence. Des matelas sont prêtés par le lycée français et les rideaux sont transformés en draps et couvertures. Les épouses de diplomates s’occupent du ravitaillement quotidien.
Un bras de fer diplomatique avec la junte militaire
L’ambassade veille à l’obtention de sauf-conduits pour les réfugiés. Le bus de l’Alliance française assure la liaison vers l’aéroport. Pierre de Menthon les accompagne jusqu’au décollage vers la France. Huit mille personnes seront ainsi exfiltrées par les ambassades européennes et latino-américaines.
Mais la junte s’obstine à refuser le départ de certains. Eugenio Lira Massi en fait partie. Il écrit à sa femme Estella : « Les militaires sont les maîtres et les seigneurs du pays. Ils attribuent les sauf-conduits à leur bon plaisir. Il paraît qu’ils ont une dent contre ceux qu’ils n’ont pas pu capturer, torturer ou fusiller. Ou qu’ils n’ont pas envoyé sur l’île de Dawson ou dans le camp de Chacabuco ».
Agacée par l’attitude de la France mais aussi de l’Italie et de la Suède, la junte a fixé un ultimatum aux États européens. Plus aucun sauf-conduit ne sera délivré après le 11 décembre. Mais les missions diplomatiques ne désarment pas. Les diplomates français remportent même quelques victoires, comme la libération du journaliste Ibar Aïbar, emprisonné dans le camp de Chacabuco. Il part pour la France avec sa femme Michelle et leurs enfants en février 1974.
Eugenio Lira Massi finit par recevoir son sauf-conduit. Le premier chilien accueilli par la France est donc le dernier à partir le 8 juin 1974. Jamais la diplomatie française n’a incarné avec autant d’humanité les valeurs de son triptyque républicain : Liberté, Egalité, Fraternité.
Une affaire explosive pour la République française
EUGENIO LIRA MASSI |
Pour Paris, ces accusations tombent au plus mauvais moment. Son programme nucléaire est très critiqué. L’Australie et la Nouvelle-Zélande envisagent de déposer une requête devant la Cour Pénale Internationale de La Haye, tandis que le Pérou affirme – sans en apporter la preuve – qu’une bombe française a provoqué un tremblement de terre dans les Andes . Les révélations de Massi, fondées sur des résultats scientifiques tangibles, pourraient aggraver la position de la France et mettre en péril la coopération technique (y compris dans le nucléaire civil) et militaire qui existe entre Paris et Santiago et qui remonte à la visite du Président de Gaulle en 1964. Le Président Allende, bien que pressé par les parlementaires, n’a pas intérêt à rompre avec la France tant il sait sa position précaire face à la puissance États-unienne.
Pierre de Menthon est chargé de déminer l’affaire. Le gouvernement français s’engage à fournir des appareils de mesure de la radioactivité et à vérifier la qualité des réserves d’eau potable de la capitale. En France, Michel Jobert, le Ministre des Affaires Étrangères, demande même à Alain Peyrefitte, le secrétaire général de l’Union des Démocrates pour la République (UDR, parti présidentiel) de modérer le zèle de ses militants engagés dans une campagne de calomnie contre le Chili d’Allende. Ce dernier fait alors figure de miroir de la gauche française du programme commun. Pour le quai d’Orsay soucieux de préserver les intérêts stratégiques de la France dans cette région, il s’agit de ne pas brusquer la « susceptibilité des Chiliens ».
L’étrange disparition d’Eugenio Lira Massi
Un an après son départ du Chili, en juin 1975, Eugenio Lira Massi, devenu balayeur au service nettoyage de l’Humanité, a rendez-vous avec deux amis journalistes chiliens, Guillermo Saavedra et Ibar Aïbar. Anciens collègues, ils vivent désormais en exil à Paris. « Ce jour-là, nous avons attendu Massi. Il n’est jamais venu », raconte Guillermo Saavedra. « Quand Aibar est allé à l’Huma, on lui a répondu que Massi s’était suicidé et qu’il avait été retrouvé mort dans son appartement, qu’il aurait bu plusieurs bouteilles d’alcool fort », ajoute-t-il. «Je pense qu’il a été assassiné, mais il n’y a jamais eu d’enquête ».
A partir du milieu des années 1970, le Chili et les dictatures voisines ont lancé le Plan Condor, une campagne de contre-guérilla et d’assassinats politiques en Amérique latine et au-delà. Quelques mois après la mort de Massi, Orlando Letellier, un ancien ministre d’Allende fut assassiné dans un attentat à la voiture piégée à Washington. L’implication de la DINA fut reconnue et un de ses agents extradé vers les États-Unis.
Dans ses travaux sur le plan Condor, le journaliste Dinges a étudié les circonstances du décès de Massi. Un article du journal Le Monde de 2010 relaie une interrogation « Chaque année nous découvrons des homicides qui paraissaient auparavant des morts naturelles ». La France aurait-elle, au nom de ses intérêts stratégiques, fermé les yeux sur les agissements de la DINA sur son sol?
Deux jours après le décès d’Eugenio Lira Massi, le Ministère des Affaires Étrangères français informait son ambassade à Santiago de l’arrivée de plusieurs appareils de mesure de la radioactivité. Il écrit : « la remise de ces matériels devra être effectuée directement par vos soins, en évitant toute mention quant à leur origine, afin de garder au réseau mondial le caractère confidentiel qui a marqué son fonctionnement». Sa volonté de garder le silence sur cette affaire est avérée. La mort de Massi ? La République française avait toutes les raisons de s’en laver les mains. Sans ouvrir une enquête, il sera impossible de remettre en cause la cause de son décès.
Thomas Lalire